Portrait d'une peintre lausannoise
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Florence Millioud Henriques, journaliste, rubrique culturelle à 24Heures
23.11.2022
Anne Pantillon, une artiste qui se punaise… suisse
De retour au figuratif après des années d’abstrait, l’inclassable Anne Pantillon s’est laissée cerner par une riche monographie.
Le choix cornélien, Anne Pantillon connaît, et sans faire dans la tragédie: ce n’est pas le genre de la maison. Bien au contraire! Traînant un zeste d’accent neuchâtelois, son timbre de voix serait plutôt de nature à calmer le plus angoissé des bambins alors que son visage renvoie la lumière d’une géné-rosité altruiste. Pourtant, d’entrée, la quinquagénaire avoue une sacrée gêne en société, plus volon-tiers ministre de son intérieur que des relations extérieures si nécessaires à faire vivre et connaître son art.
Peintre – le choix s’est fait sur la discipline, pas sur la nécessité fondamentale d’être artiste – elle était prédestinée à la musique classique. L’héritage est familial, la mécanique du mimétisme a fait l’autre part du job lorsqu’à quatre ans, la gamine de La Tschaux monte sur les tables et donne de la voix accompagnée de deux bouts de bois en guise de violon. On dit cadeau des fées penchées sur son berceau? Ou légère pression familiale? «Bonne question, admet-elle sans réussir à trancher. C’est toujours compliqué quand on vient d’un milieu doué dans un certain domaine. Comment faire pour que les enfants ressentent ça comme une richesse et pas un enfermement? Je pense avoir nourri ces deux sentiments.»
Plus jeune que Mozart au moment de toucher un vrai violon – elle avait cinq ans – Anne Pantillon a fait vibrer les cordes en pro pendant vingt ans. Dopée par ce contact «charnel, sensuel» et le bon-heur «jouissif» d’être dans le partage avec un public. À l’entendre, cette fois plus théâtrale, on la croirait presque bravache. Sauf qu’il y a du Dr. Jekyll et Mister Hyde dans ce tempérament d’artiste qui ne joue pas le cérébral contre le sensuel, la figuration contre la non-figuration ou le classicisme contre le punk: préférant laisser les contraires s’attirer. Et même se féconder!
Alors un jour… l’autre Anne Pantillon, plus secrète, plus discrète, a lâché l’archet et l’interpréta-tion pour cette liberté qu’offre le pinceau. Inconditionnelle. Totale. Grisante. Mais elle doit faire avaler sa décision. Pas simple! «Il fallait avoir la tête un peu dure», concède-t-elle. On la croit. Dans cet atelier lausannois du quartier Sébeillon, entre un fer à repasser en fonte, des toiles classées par format, quelques morceaux choisis de Mix&Remix épinglés à l’entrée avec des souvenirs d’expo de Soulages ou de Giuseppe Penone, l’artiste a fait place nette dans un «besoin d’espace et de nudité». On dirait même qu’une très symbolique armada de putzfrau est passée: il n’y a plus rien au sol, là où elle a pourtant l’habitude de créer «parce qu’il ne faut pas oublier d’où l’on vient.»
Dans son esprit, le ménage est aussi fait: il ne semble plus y avoir aucun frein: toute réserve désor-mais évaporée. D’autant qu’à ce stade de la conversation, la quinquagénaire ne parle plus d’elle, ou d’elle… mais à travers ses gestes de peintre à fond dans la matière. Physique. Métaphysique. Et elle en parle si bien, si consciente de ses élans, pourtant sans surjouer son vertige, elle assure ne se fier qu’au doute. «Je ne fais pas ce métier pour être sûre de moi mais parce que je me remets sans cesse en jeu. Ça fait au moins vingt ans que je n’avais pas travaillé avec un pinceau et je viens aussi de commander des toiles avec un format préétabli: c’est tout nouveau, il faut que je m’habitue.»
Jamais fatiguée de ce match avec elle-même, Anne Pantillon a encore corsé la chose en renouant avec la peinture figurative. Derrière l’artiste, la lumière qui transperce la fenêtre pour former un tableau projeté au sol, semble acquiescer. Devant elle, le travail en cours: un très grand format sur la Sicilienne Agrigente avec, au premier plan, un empilement de colonnes grecques. Oui… être artiste pour Anne Pantillon, c’est digérer le monde et le cumul des troubles actuels ne lui fait pas dire le contraire. «Il y a dans cette dernière œuvre, l’idée de notre admiration du passé souvent contrariée par notre envie de le reconstruire. En fait, je crois que nous avons la nostalgie du jardin d’Eden – c’est un peu chrétien ce que je dis – mais on est en train de comprendre qu’on a coupé les arbres, retourné la terre et qu’on est en passe de quitter le paradis.»
Longtemps souffle artistique des formes et des transparences qu’elle orchestrait dans ses collages, ses oscillographies, ses gravures et aquarelles, la peintre est revenue au tangible. Peut-être avec le besoin de regarder les choses en face? L’âge, que dans un éclat de rire, elle n’hésite pas à mettre en avant en allié d’une certaine sagesse, offre aussi de la distance à cette inclassable. «Ceux qui aiment mettre les artistes dans les cases me l’ont reproché, que ce soit pendant les beaux-arts ou après. Il n’y a qu’une seule case qui m’a rattrapée, lâche-t-elle dans un autre sursaut de rire. L’autre jour en regardant mon ciel au-dessus d’Agrigente, j’ai pensé à Félix Vallotton et je me suis dit: «Punaise, Anne, tu es quand même une artiste suisse.» C’est grave docteur? Le temps de se reprendre, Anne Pantillon nuance. «On ne peut pas être autre chose que ce qu’on est: je suis née ici. Mais ce n’est pas l’artiste de référence que j’aurais spontanément choisi. Peut-être aurais-je préféré convoquer le Français Vuillard ou l’Américain Rothko?»
Si le conditionnel arme encore le discours de l’éternelle dubitative, l’année en cours avec le prix UBS pour la culture et la sortie d’une riche monographie, resserre ses attaches à la scène contem-poraine. Et l’artiste qui s’en remet à son tapis de yoga pour pouvoir continuer à œuvrer dans l’en-durance, celle que son ami, que ses amis acceptent avant tout guidée par sa peinture, ose désormais parler de légitimité. «Maintenant, je peux me projeter plus loin.»